Après la musique et le cinéma, les jeux vidéo vont-ils changer de business model ?
2019 fut décidément une année de transition pour l’E3. Le plus grand salon du jeux vidéo qui vient de fermer ses portes à Los Angeles, était évidemment dans l’attente de l’annonce officielle de la prochaine génération de consoles des géants Sony et Microsoft, prévue pour 2020. Pourtant cette révolution très attendue en cachait une autre : l’avènement du cloud gaming.
Dorénavant, plus de PC, plus de console, plus de jeux physiques, mais la possibilité de jouer à des jeux en streaming par abonnement, de la même façon que l’on consomme de la musique sur Spotify ou que l’on regarde des films sur Netflix depuis n’importe quel terminal. Le « Netflix des jeux vidéo » : le terme est lancé, et avec lui une question : l’industrie des jeux vidéo peut-elle à son tour se faire « disrupter » ? Explications et petit tour d’horizon des modèles de demain.
Avec Stadia, Google entre dans la danse
Si l’idée du cloud gaming n’est pas nouvelle, elle est désormais portée par Google, un acteur de poids susceptible de relever les défis technologiques en matière de bande passante et de latence notamment, sur lesquels de nombreuses plateformes se sont déjà cassé les dents. Teasée en mars dernier, son offre Stadia a fait l’objet d’une conférence vidéo surprise en amont du salon, dévoilant son prix et un premier catalogue de jeux : un pack de lancement comprenant une manette, un petit boitier à connecter au téléviseur et trois mois d’abonnement permettant de jouer à une trentaine de titres sur la plateforme dès novembre prochain. Une offre « Stadia Pro » positionnée à 9,99€/mois qui devrait être couplée à une offre de base plus traditionnelle d’achat de jeu en ligne. Un anachronisme surprenant qui rappelle les premières heures du marché de la musique en streaming marquée par la réticence des majors.
Durant le salon, la réponse de Microsoft ne s’est pas fait attendre : avec xCloud l’américain promet une approche hybride de « Console Streaming » qui sera lancée en bêta test à l’automne. Permettant de streamer ses jeux depuis les serveurs Xbox ou de sa propre Xbox, cette offre pourrait fusionner avec XPass, son service de jeu par abonnement lancée en 2017. Des annonces qui ne sont pas sans rappeler le pionnier français Blade qui propose avec son offre Shadow, de s’affranchir du matériel en louant pour 30€/mois un PC surpuissant dans le cloud. Si Nintendo travaille également sur le sujet, Sony a pris de l’avance avec son PS Now, fruit du rachat de Gaikai en 2013, proposé à 14,99€/mois.
Les plateformes de cloud gaming vont-elles redistribuer les cartes du marché du jeu vidéo ?
Boosté par la fibre et l’arrivée prochaine de la 5G, le marché aiguise les convoitises, au risque de bousculer les hiérarchies établies. Les allées de l’E3 bruissaient ainsi de rumeurs sur l’arrivée de nouveaux entrants. En matière de cloud gaming, le géant de l’e-commerce Amazon et le chinois Tencent, devenu en 2013 le numéro un mondial des jeux vidéo, sont évidemment en embuscade. Mais aussi des acteurs plus inattendus, comme le leader de la grande distribution Walmart… et Netflix lui-même, qui testeraient des séries interactives, pour le moment en partenariat avec des studios existants.
En attendant l’arrivée de ces futurs compétiteurs, les éditeurs fourbissent leurs armes, lançant leurs propres offres d’abonnements d’Electronic Arts à Square Enix, en passant par le français UbiSoft qui a annoncé que son nouveau service Uplay+ serait accessible sur Stadia en 2020… Dans une industrie où le contenu est roi, ce sont autant de catalogues de jeux qui pourraient se retrouver au cœur d’âpres négociations avec ces plateformes de demain.
L’abonnement, nouvel eldorado du jeu vidéo ?
Cette effervescence, qui n’est pas sans rappeler la multiplication des services de streaming vidéo, est à la hauteur des enjeux d’un marché mondial de 120 Md€ qui surpasse de loin les autres industries culturelles.
Pour les joueurs comme pour les développeurs, l’abonnement pourrait se poser en alternative au modèle freemium : un jeu gratuit à très forte diffusion, souvent éphémère, proposant des achats d’options ou d’accessoires, illustré par le phénomène Fortnite et ses 250 millions de joueurs qui aurait généré 2,1 Md€ de revenus en 2018… au détriment de nombreux jeux payants.
Une démarche assumée par Apple : pour lutter contre l’atonie des free-to-play sur son App Store, l’abonnement à Apple Arcade proposera bientôt de jouer à une sélection de jeux premium qui verront leur production en partie co-financée par la marque. Pour rappel, depuis son irruption sur le marché de la musique, Apple cumulerait près de 60 millions d’abonnés payants, valorisant Apple Music à 20 Md$.
Quelles stratégies de monétisation ?
Si le modèle traditionnel du jeux vidéo basé sur des ventes de software et de hardware a déjà été remis en cause par l’essor formidable de boutiques en ligne comme Steam, le secteur s’apprête à connaître une nouvelle révolution : non plus celle des modes de distribution, mais celle du mode de consommation.
Ce « gaming as a service », ouvre la voie à de nombreuses stratégies de monétisation, dont au moins quatre se dessinent :
- Un modèle « à la Netflix » proposant des bouquets aux prix variant selon la qualité d’affichage ou le nombre de terminaux connectés ;
- Un modèle à l’usage basé sur le nombre effectif d’heures passées sur le service ;
- Un modèle basé sur la différenciation des contenus distinguant par exemple les fonds de catalogues déjà amortis et les jeux dernier cri ;
- Un modèle gratuit financé par exemple une publicité contextualisée plus ciblée que jamais.
Cette dernière option est l’une des grandes inconnues des futures offres : des acteurs comme Google ou Amazon peuvent-ils à terme réduire le jeux vidéo à un produit d’appel pour leur plateforme YouTube ou Twitch, dédiée à l’univers des jeux vidéo dont les 35 millions d’utilisateurs cumulent 9,36 milliards d’heures de vidéo en direct, générant trafic, rentrées publicitaires, et partage de revenus avec des influenceurs ou des vendeurs de leur boutique en ligne ? Ce sont bien évidemment les consommateurs qui décideront. Gageons qu’en offrant un puissant levier de fidélisation et une connaissance inégalée des modes de consommation des joueurs, l’abonnement offrira aux auteurs et développeurs de jeux une juste rétribution et un modèle pérenne à même de garantir leur liberté de créer toujours plus de nouvelles expériences vidéoludiques.