Métiers de terrain : comment 13 millions de travailleurs ont disparu des radars ?
Il y a 4 ans à peine, nous étions tous à nos fenêtres pour les applaudir. Eux, les travailleurs de l'ombre, métiers essentiels et clé de voûte de notre économie.
Il y a 4 ans à peine, nous étions tous à nos fenêtres pour les applaudir. Eux, les travailleurs de l’ombre, métiers essentiels et clé de voûte de notre économie. Aujourd’hui, ils semblent avoir retrouvé leur précédent statut, empreint d’une forme d’invisibilité, dans l’espace public comme dans la conscience collective.
Ils représentent 13 millions de français, soit 44% de la population active, selon une étude de la Fondation Travailler Autrement, qui les qualifie d’“Invisibles” (mars 2022). Mais alors, pourquoi en parle-t-on aussi peu aujourd’hui ? En France, comment 13 millions de travailleurs ont-ils bien pu disparaître de nos radars ? Il faut déjà le rappeler, leur qualification n’est pas homogène : “métiers de première ligne” ; “métiers de seconde ligne” ; “métiers essentiels” ; “travailleurs essentiels du quotidien” ; “travailleurs clés” ou encore “France du back-office”, pour le chercheur Denis Maillard…
Une diversité de termes qui illustre bien la diversité de ces métiers : derrière ces 13 millions de travailleurs, des différences importantes en termes de statuts, de missions et de qualifications, évoluant dans divers environnements professionnels et secteurs d’activité.
Le top 10 des métiers les plus recherchés par les recruteurs
Leurs points communs aujourd’hui ? Une pénurie sans précédent. D’après les statistiques de France Travail, en 2023, les difficultés anticipées de recrutement s’accentuent. 61% des recrutements sont jugés “difficiles” par les entreprises (Enquête Besoins en Main-d’Oeuvre 2023, France Travail). Et quels métiers retrouve-t-on dans le palmarès des métiers les plus demandés?
Les métiers de terrain que sont les serveurs de café, de restaurants, les employés polyvalents de cuisine, les cuisiniers, les agents d’entretien de locaux, les aides à domicile et aides ménagères, les aides-soignants et les ouvriers non qualifiés de l’emballage et manutentionnaires. Tous sont dans le top 10 des métiers les plus demandés par les recruteurs.
Une situation d’autant plus difficile à surmonter que ces travailleurs partagent une expérience de travail fortement contrainte. À l’heure où le télétravail tend à s’installer chez les cadres comme la norme, les travailleurs de terrain, eux, sont captifs. Ils ne choisissent pas le lieu de leur travail, ce dernier s’impose à eux, de même que leurs horaires.
Une visibilité uniquement politique ?
Pourtant rappelez-vous, la pandémie de Covid-19 et le confinement qui en a découlé ont mis en lumière le rôle essentiel et crucial que tiennent ces acteurs pour le bon fonctionnement de notre société. Serait-ce finalement un vœu pieux qu’adressait le Président de la République Emmanuel Macron lorsqu’il affirmait, le 13 avril 2020, qu’il faudrait “nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal” ?
Et quel écho aura été donné à l’initiative portée en mai 2023 par Boris Vallaud et Patrick Kanner sur le “Grenelle des métiers de première ligne” ? Manifestement, le momentum des métiers de terrain est passé.
La pierre angulaire de notre économie
Pourtant, les métiers de terrain sont bien là. Ils demeurent les métiers essentiels d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Ce sont les travailleurs de la continuité économique et sociale, “ceux qui font marcher la société”, pour citer l’ouvrage de Denis Maillard, “Indispensables mais invisibles ? - Reconnaître les travailleurs en première ligne” (Fondation Jean-Jaurès / Éditions de l’Aube, 2021). Ils sont le back-office qui permet au front office d’exercer ses fonctions en toute quiétude.
Plus fondamentalement, les métiers de terrain constituent le socle de l’économie française. Ils sont aussi les indispensables dans l’effort de réindustrialisation du pays. Sans eux, rien ne fonctionnerait, nos économies tourneraient au ralenti.
Il est donc grand temps de changer de regard, ou peut-être plus simplement, d’ouvrir les yeux.
Une revalorisation sociétale nécessaire déjà initiée aux États-Unis, où le marché s’est adapté très rapidement. C’est le pur jeu de l’offre et de la demande : à la pénurie structurelle et pérenne de tous ces métiers essentiels, le marché du travail répond par une revalorisation salariale spectaculaire de certains de ces profils. Ainsi, les infirmières et conducteurs de poids lourds, pour ne citer qu’eux, sont désormais des métiers de terrain à haut salaire outre-Atlantique.
Le futur pour la France ? Nos décideurs publics ont aujourd'hui l'opportunité historique de placer les métiers de terrain au-devant de l’attention politique et médiatique, et ainsi sortir le pays du marasme économique qui le guette si ces emplois ne sont pas pourvus rapidement.