NFT et royalties : une relation en péril
Menacé par des marketplaces NFT désireuses de profiter de l'avarice des utilisateurs, le paiement des royalties aux créateurs de NFT fait de la résistance. Pour combien de temps ?
Si le support NFT est aujourd'hui si populaire chez les artistes, c'est notamment parce qu'il représente la promesse d'une redistribution de valeur, avec un mécanisme de perception de royalties à la revente d'une œuvre mis en place dès la création des premières marketplaces NFT comme Opensea. A la différence des musiciens, auteurs et cinéastes, les artistes picturaux et plasticiens ne bénéficient traditionnellement pas de droit à la cession de leurs œuvres sur le marché secondaire, et ce, dans de nombreux marchés conséquents pour ces disciplines, comme les Etats-Unis, la Chine ou encore le Japon. Les plateformes de vente NFT ont changé ce paradigme, au point que la perception de royalties relevait jusqu'il y a peu de l'acquis. Artiste plasticien et créateur de NFT, Léo Caillard nous raconte qu'en tant que "sculpteur, [il a] des œuvres revendues quatre à cinq fois leur valeur initiale sans toucher les droits de revente car c'est trop difficile à tracer. Le NFT a amené cet aspect vertueux."
De plus, pour certains artistes désireux de gagner en visibilité, les royalties incarnent une manne intéressante pour des œuvres offertes au public, une stratégie courante dans le milieu. "Ma première édition était un free mint de 10 000 exemplaires et ils sont partis en 24 heures alors que j'imaginais que ça prendrait deux ans", se souvient l'artiste Laurent Castellani. "Les royalties ont été ma récompense de les donner gratuitement et c'est une récompense transparente vis-à-vis des collectionneurs. Je connais beaucoup d'artistes qui fonctionnent uniquement par des airdrops (des envois gratuits à certains wallet, ndlr) et des free mints qui ne se rémunèrent que par des royalties."
C'est fin août que des marketplaces NFT émergentes ont bouleversé ce paysage en permettant aux utilisateurs de rendre l'octroi de royalties optionnel, et ce, en dépit du choix initial du producteur de l'œuvre. Une éventualité rendue possible par le design même de cette formule de royalties, payés par l'acheteur et surtout, non codés dans le smart contract émetteur du NFT mais dans celui de la marketplace.
"Les créateurs ne se rendaient pas compte de leur dépendance aux royalties"
La première à avoir ouvert la boîte de Pandore ? SudoAMM, suivie par d'autres comme X2Y2, LooksRare, Magic Eden ou Blur. La question posée est claire : si le code ne contraint pas le paiement des royalties, les plateformes ont-elles l'obligation morale de les distribuer? Interrogé à NFT London en octobre, le responsable du développement de X2Y2 revendiquait des intentions louables, supposées pousser les créateurs à intégrer les royalties dans le code de leur NFT. "Les créateurs ne se rendaient pas compte de leur dépendance aux marketplaces. L'abandon des royalties, c'est en quelque sorte la sonnette d'alarme pour les créateurs afin qu'ils utilisent eux-mêmes les outils technologiques à disposition à leur avantage. On ne demande que ça, qu'ils nous contraignent par le code et de cette façon, on pourra passer à autre chose", nous déclarait alors Derek Caussin.
Une sommation un brin provocatrice puisqu'il est très compliqué de contraindre ce droit on chain. Sur Ethereum, un nouveau standard de code NFT appelé EIP-2891 ambitionne d'intégrer l'association des royalties à des transactions scellées on chain. Un vœu contournable par la possibilité d'envelopper le NFT dans une représentation synthétique (un wrapped NFT), qui serait utilisée pour les transactions. Une autre solution est de blacklister les adresses des wallets des marketplaces concernées : elle a notamment été privilégiée par la marketplace Opensea elle-même, qui a déployé un smart contract pour les créateurs afin de bloquer les plateformes incluses dans une liste noire. Un registre déterminé par un groupe d'acteurs Web3, le Creator Ownership Research Institute, mené avec Foundation, Manifold, Nifty Gateway, Superrare et Zora. Une ostracisation qui va cependant à l'encontre d'un des grands principes du Web3 : la propriété inaliénable des biens, et donc la possibilité pour les collectionneurs de revendre leurs œuvres où bon leur semble.
"La question s'est posée lors de notre drop avec Ledger car OpenSea annonçait l'annulation des royalties si on ne blacklistait pas les autres plateformes", nous explique le musicien et créateur de NFT Agoria. "Or, je n'ai pas du tout envie de me contredire par rapport à mes convictions sur un Web3 ouvert donc j'ai tiré un trait sur les royalties, car je vote pour un système décentralisé, ce n'est pas à moi de diriger les gens vers telle ou telle plateforme."
Des collectionneurs désireux de soutenir les artistes
En plus d'être très peu décentralisée car régie par un consortium de six plateformes, cette méthode ne concerne que les nouvelles émissions de NFT, pas celles mintées avant la création de ce code. Au bout du compte, et puisqu'une contrainte par le code semble pour l'heure relever de l'impossible, le respect de cette convention reste aux yeux de la plupart des observateurs la solution la plus acceptable. L'artiste NFT le plus cher de l'histoire, Beeple, estimait ainsi en août que c'était aux "créateurs" de "construire un socle de communauté désireuse d'honorer ces royalties".
D'après Laurent Castellani, cette volonté existe déjà chez la majeure partie des collectionneurs. "Il faut garder à l'esprit que dans le marché de l'art dit traditionnel, on a des agents qui prennent 25% de commission et des galeries qui en prennent 50%", relève-t-il. "J'ai une série d'œuvres exposée au siège de Google et mon galeriste de San Francisco prend la moitié des ventes, cela ne pose de problème à personne. Je ne crois pas que les royalties posent de problèmes aux collectionneurs : j'ai un Discord sur lequel j'ai beaucoup de gens en attente de nouvelles sorties et aucun ne parle de ça. Dans l'art, les gens veulent soutenir les artistes, ils ne veulent pas faire des économies de 5 à 10% sur la revente d'une œuvre, parfois acquise gratuitement." Et de rappeler par la même occasion que les artistes ne "comptent pas sur les royalties pour vivre car des mois peuvent se passer entre deux ventes, on ne fait pas de revenus substantiels avec eux". A la différence des collections d'avatars et de grandes séries, qui génèrent de gros volumes et donc de multiples royalties.. Egalement créateur d'un grande séries avec les Stone Heads émis à 5 555 unités, Léo Caillard estime en effet que "sans royaltie, les grosses collections n'auront pas d'intérêt à se lancer car ce sont des projets qui nécessitent de l'investissement, de la communication et de la gestion de communauté."
Rayann Labidi est le directeur général de la marketplace NFT Sandaga, cofondée avec le basketteur Rudy Gobert et les époux Hélène et Omar Sy. Actuellement en beta testing pour les détenteurs des avatars NFT Metaverse Marauders, la plateforme ne compte pas renier aux artistes le droit aux royalties. "Notre position à ce sujet est très claire : ce n'est pas du tout notre vision des choses de les rendre optionnels", clame-t-il. "Leur distribution fait partie d'un cercle vertueux entre un créateur et un collectionneur. Il y a une valeur créée par un artiste. Se passer des royalties casserait ce cercle vertueux. Maintenant, on ne jette pas la pierre à Magic Eden et consorts, il nous faudra nous aussi faire face à la concurrence mais ça ne se fera pas comme ça."
Sur ce dernier trimestre 2022, les ventes secondaires sans paiement de royalties ont concerné entre 20 et 30% des transactions contre 0 à 10% auparavant, selon Flipside. Un volume conséquent, confirmé par Messari dans un rapport intitulé "Le déclin des royalties des créateurs de NFT" publié le 8 décembre. Néanmoins, depuis le déploiement de l'outil d'Opensea, de nombreuses marketplaces sont revenues sur leurs positions et respectent désormais la clause de royalties des créateurs de nouvelles collections, ce qui laisse espérer une acceptation globale de ce principe sur le long terme.
Collectionneur passionné et commissaire de la collection de Ledger, Jean-Michel Pailhon estime que "le marché va s'autoréguler en faveur des plateformes sérieuses qui respectent les créateurs. Les royalties font partie des facteurs de différenciation de la technologie crypto et NFT, ils font partie de ce qui permet l'émancipation des artistes." Et sans considération pour ces créateurs, ceux-ci déserteront probablement ce support. Dans un secteur où l'on dit que le code est roi, c'est cette fois un contrat social qui fait la loi.