Qui veut acheter le Père Noël ?
Heineken l’a dépeint en alcoolique, Lucky Strike l’a vu fumeur, pour la troupe du Splendid, c’était une ordure, et pour beaucoup cette année encore, il sera le bon prétexte pour casser sa tirelire ou régler ses comptes en famille.
Heineken l’a dépeint en alcoolique, Lucky Strike l’a vu fumeur, pour la troupe du Splendid, c’était une ordure, et pour beaucoup cette année encore, il sera le bon prétexte pour casser sa tirelire ou régler ses comptes en famille. Que son image soit écornée ou sublimée, le Papa de tous les enfants continue de faire rêver des millions de consommateurs aux portefeuilles bien garnis pour le plus grand plaisir des industriels.De la légende à la marque, il n’y a qu’un pas
Quelque part en Turquie actuelle, entre les années 260 et 345 de notre ère, l’évêque Nicolas de Myre ne s'imaginait sans doute pas qu'il contribuerait à l'un des plus beaux succès marketing du monde moderne. Riche héritier d’une famille chrétienne, érigé en Saint sans cependant avoir été canonisé, l'ecclésiastique connu pour sa générosité constituerait l'un des mythes fondateurs du très charismatique Père Noël, en la personne de Saint Nicolas.Figure récurrente chez les occidentaux, l’imagerie de Saint Nicolas évolue au fil des imaginaires collectifs, et sera figée par Coca Cola en 1951. Il s’agira de Santa Claus, un vieillard jovial et rondouillard vêtu de rouge.Exporté sur des milliers d’étiquettes de soda vers une Europe exsangue, le débonnaire barbu s’inscrit dans la logique du plan Marshall alors en vigueur : relancer la croissance de l’Europe d’après-guerre par la consommation (… de produits américains bien sûr). Le Père Noël de Coca Cola incarne alors une opulence perdue suite au conflit de 39-45. Il est souriant, bien en chair, généreux voire fastueux. On l’imagine bon vivant. Il n’en fallait pas plus pour que les européens en manque de jours meilleurs, l’adoptent définitivement.
Une hotte valorisée à 1600 milliards de dollars Bien plus qu’un personnage de légende, le Père Noël est devenu au fil des ans une icône marketing incarnant le rêve américain. Et ce rêve a un prix puisqu’en 2012 le très sérieux cabinet Brand Finance a estimé à 1 600 milliards de dollars - soit plus de trois fois la capitalisation boursière d'Apple - devenant ainsi la marque la plus chère du monde.
Qu'on se le dise, le Père Noël est plein aux as
Résumons donc : une marque à la valeur quasi inestimable, un personnage emblématique, 63 millions d’euros de chiffres d'affaires générés pour le seul marché français en 2011, un business résistant à la crise. Alors pourquoi un tel filon n'a-t-il pas encore été déposé et protégé par une personne physique ou morale ? Et d’ailleurs, qui peut s’autoriser à revendiquer la paternité du Père Noël, figure populaire par excellence ? A qui appartient le Père Noël ? S’approprier une parcelle du domaine public ne serait pas une première. Le précédent existe déjà puisqu’en 2005 Facebook a déposé auprès de l’USPTO (bureau national des brevets américains) une requête portant sur dépôt du terme "Face", venant ainsi revendiquer la propriété d’un nom commun.Déclaré valide en 2010, le dépôt a ouvert un monopole d’utilisation (limitée cependant à certains secteurs d’activité) du terme « face » au profit de Facebook.
Or, quand on connaît le potentiel financier du Père Noël, qui rappelons-le est la marque supposée être la plus chère au monde, la question se pose. D’autant que l’heureux déposant du terme « Père Noël » bénéficierait d’un avantage indéniable : être le seul, en pleine période de fêtes, à capitaliser sur une marque déjà connue de tous.
On peut dès lors imaginer un Coca Cola déposant et protégeant son Santa Claus devant les tribunaux, prenant ainsi possession d'un personnage mythique aux trillions de dollars. Si la marque “Père Noël ou Papa Noël” n’est pas encore déposée en France, les dérivés fleurissent : SOS Père Noël, Pays du Père Noël et même Le vrai 06 du Père Noël (source INPI).
Le Père Noël serait-il trop cher ?
Et pourquoi alors personne n’y a-t-il pensé ? C’est par cette question que le Père Noël nous ramène à une problématique fondamentale - mais trop souvent oubliée - de la protection d'une marque : si le dépôt ouvre un droit, encore faut-il être en capacité de le faire vivre.Revendiquer un droit implique des actions en justice coûteuses et chronophages, que tout déposant n'est pas forcément capable d'assumer. Au-delà de la seule capacité juridique dont dispose le propriétaire d’une marque à la défendre, il s'agit d'apprécier sa capacité « matérielle » à faire vivre cet avantage.
Les marques ne sont en effet pas égales face au droit, et si Facebook montre l’exemple d’une protection extensive de son identité, tous les déposants ne sont pas capables d’un tel jusqu’au-boutisme, par manque de fonds, de savoir-faire juridique ou plus prosaïquement par désintérêt.
Une conclusion qui pourrait rassurer le Père Noël ... et pourtant.
Un pays a indéniablement bien su tirer son épingle du jeu en nous faisant croire que Monsieur Noël était domicilié en Laponie. Mais ce gain ne se suffisant pas à lui-même, Santa Claus Licencing - marque propriétaire du Père Noël Finlandais - envisage une commercialisation annuelle plus intensive du personnage, notamment en dehors de la période des fêtes, vers un marché asiatique moins conservateur.
Alors, le Père Noël serait finalement une marque comme les autres ? Pas sûr, car si Facebook prouve qu’il n’existe pas de limites juridiques à la protection d’un nom de commun en tant que marque, la valeur intrinsèque de notre conducteur de traineau réside sans doute dans le fait qu’il est si facilement appropriable par un public mondial et transgénérationnel; la côte financière du Père Noël est indexée sur un partage de valeurs - à la fois universelles et familiales – et sur la rareté d’un moment, du moins en Occident. Son enregistrement en tant que marque, privatif par nature, viendrait donc saper les fondements mêmes de sa valeur : le Père Noël est décidément plein de paradoxes. Et en fin de compte, la vraie richesse du Père Noël, ne serait-ce pas d’appartenir à tout le monde sans appartenir à personne ?