La numérisation des oeuvres littéraires et l'affaire Google Books Search / La Martinière
Dernier bouleversement en date dans l’univers de la propriété intellectuelle, la numérisation des livres et leur téléchargement via internet a engendré un contentieux très médiatisé entre le géant américain Google et un grand nombre d’acteurs traditionnels du livre, d’abord aux USA, puis actuellement en Europe.
A côté des réformes législatives plus ou moins heureuses qui tentent d'appréhender la circulation des oeuvres musicales et audiovisuelles sur internet, l'impact du numérique sur le livre semblait encore relativement léger. Les e-books et autres catalogues numériques ne rencontraient pas jusqu'alors l'engouement du public pour le téléchargement des oeuvres musicales, par exemple. En outre, les programmes de numérisation des fonds des bibliothèques nationales en Europe (projets Europeana, Gallica, etc.) sont ralentis par la diversité des régimes juridiques applicables et la profusion d'interlocuteurs impliqués. Mais le géant américain Google a lancé, en 2004, un vaste programme de numérisation des oeuvres écrites aux fins de constitution d'une bibliothèque numérique et de lancement de son service Google Books. Prônant l'extension continue de l'accès à l'information, Google s'est ainsi lancé dans la numérisation des fonds bibliothécaires afin de permettre leur consultation en ligne totale ou partielle, moyennant licence, ainsi que le téléchargement des oeuvres tombées dans le domaine public. Le service proposé par Google présente donc des fonctionnalités et des possibilités plus vastes que la simple conversion numérique des fonds français ou européens. La numérisation effectuée par Google porte sur les oeuvres tombées dans le domaine public, d'une part, mais également sur les oeuvres dont l'édition est épuisée, d'autre part, et sur les oeuvres actuellement exploitées et dont les auteurs et ayant-droits sont parfaitement identifiés, de troisième part. En cela, la numérisation concerne donc aussi bien des oeuvres du domaine public que des oeuvres protégées par un copyright ou un droit d'auteur, d'autant que Google a naturellement conclu des partenariats avec certains éditeurs pour inclure leurs catalogues dans sa base de données. Google insiste sur la grande visibilité que ce service apporte auxdites oeuvres, ainsi que sur les nouveaux canaux de distribution qu'elle offre aux éditeurs, par le biais de liens renvoyant aux plateformes d'achat en ligne. Il est important de souligner que s'agissant des oeuvres encore protégées par un droit d'auteur, seuls des extraits sont disponibles sur le service de Google. « L'objet livre » lui-même est donc en train, peu à peu, de se dématérialiser. L'opportunité d'une telle évolution n'est pas ici en question. En revanche, ses modalités provoquent aujourd'hui de nombreuses « frictions », qui sont à la fois d'ordre culturel, économique, juridique, et judiciaire.1. La numérisation des fonds bibliothécaires unilatéralement lancée par Google Le copyright anglo-saxon protège l'oeuvre en tant qu'elle est revêtue d'une valeur patrimoniale. Dans cette optique, ce n'est pas parce qu'une oeuvre a été créée qu'elle est protégée (comme c'est le cas en France), mais parce qu'elle est exploitable, parce qu'elle est pourvue de cette valeur patrimoniale. La protection du copyright est donc beaucoup moins liée à celle de l'auteur (auquel le droit français confère un monopole d'exploitation personnel) qu'à l'attribution des droits d'exploitation patrimoniale sur un bien réel - généralement au bénéfice de l'éditeur. Le service « Google Book Search » est donc une bibliothèque virtuelle forte de plusieurs millions d'ouvrages à mesure que Google numérise les fonds bibliothécaires, soit une immense base de données dans laquelle les internautes peuvent effectuer leurs recherches, voire consulter directement les oeuvres. L'internaute accède ainsi aux oeuvres relevant du domaine public, mais également aux ouvrages dits « orphelins » (c'est-à-dire les ouvrages dont l'auteur est décédé sans avoir désigné d'ayant-droits), ainsi que des ouvrages dont l'édition est épuisée mais qui ne sont pas encore tombés dans le domaine public. C'est cette dernière catégorie qui a suscité les premiers conflits. Google n'ayant pas réclamé d'autorisation préalable auprès des ayant-droits, il s'est vu reprocher de violer le copyright par les auteurs et les éditeurs des oeuvres répertoriées dans les bibliothèques américaines (Authors Guild, Association of American Publishers, éditeurs indépendants, etc.), dès 2005. Techniquement, Google Books ne permet pas de lire à l'écran l'intégralité des oeuvres couvertes par un copyright, mais les présente sous forme d'extraits. Les ayant-droits ont contesté que cette exploitation, même tronquée, puisse bénéficier de l'exception américaine du « fair use » (« usage loyal » ou encore « usage raisonnable » permettant au juge de décider d'exceptions au copyright en fonction des intérêts en présence), d'autant plus qu'elle peut générer des profits pour Google, via la publicité et/ou les téléchargements.
2. Le Google Book Search Settlement Agreement (13.11.09) En 2008, les parties au contentieux ont signé un accord amiable sous la forme d'un Règlement, dont Google souhaite en outre étendre les effets au-delà des frontières américaines (par le jeu des accords de réciprocité conclus au niveau international, notamment via la Convention de Berne de 1886, les auteurs et éditeurs d'une centaine d'autres pays sont en effet également concernés par l'accord conclu, dont la France). L'accord prévoit d'abord que Google reçoit 37% des revenus tirés de l'exploitation en ligne des livres numérisés, contre 67% revenant aux auteurs et éditeurs. Il prévoit également la mise en place d'un Registre de gestion des droits sur les livres, afin de permettre aux ayant-droits dont les ouvrages ont été précédemment numérisés de recevoir une compensation. Le Ministère de la justice américain a émis un avis défavorable sur cet accord. Sa validité a en outre été soumise à la justice américaine, mais une nouvelle version du Règlement a été publiée le 13 novembre dernier. Cette nouvelle version du Règlement, qui vise à régulariser les numérisations précédentes et à protéger celles à venir, présente les grands axes suivants : · il ne concerne que les livres publiés aux USA, au Royaume-Uni, en Australie et au Canada avant le 5 janvier 2009, soit des pays de même culture juridique ; · s'agissant des oeuvres orphelines (dont il n'est pas possible d'identifier les auteurs), celles-ci sont numérisées sans consentement préalable. Un expert indépendant désigné par la justice sera chargé de gérer les revenus de leur exploitation commerciale, dont une partie sera consacrée à la recherche des ayant-droits si celle-ci n'a pas été revendiquée sous 5 ans ; · s'agissant des oeuvres épuisées, les revenus qui seront tirés de la commercialisation de celles numérisées par Google seront partagés entre Google d'une part, et le vendeur (par exemple Amazone) d'autre part ; · les auteurs et ayant-droits des quatre pays anglo-saxons concernés pourront exiger le paiement d'une somme comprise entre 60 et 300 $ par livre numérisé, jusqu'au 31 mars 2011, ou encore la suppression de leur ouvrage de la base de données Google Books, jusqu'au 9 mars 2012 ; · pour le reste du monde, Google indique qu'il négociera des accords avec les éditeurs au cas par cas, sauf à ce qu'un éditeur étranger souhaite bénéficier du Règlement. On va donc se retrouver dans des situations d'opt-in ou d'opt-out (manifestation préalable de volonté des éditeurs acceptant la numérisation de leurs ouvrages (opt-in) ou notification d'une opposition à la numérisation et à l'exploitation a posteriori (opt-out)) ; Ainsi, les éditeurs qui accepteront le Règlement Google Books renonceront à poursuivre Google pour son activité de numérisation et de mise à disposition des ouvrages. Le Règlement précise que si les auteurs et ayant-droits ne revendiquent aucun droit sur leurs oeuvres, ils ne toucheront de rémunération ni au titre de la compensation forfaitaire pour leurs ouvrages déjà numérisés, ni au titre de la participation aux revenus générés pour les usages de leurs livres par Google au-delà de cette date. En outre, le Règlement prévoit la création d'un registre de gestion des droits applicables aux ouvrages, fonctionnant sous la gestion de collèges d'auteurs et d'éditeurs. Tout auteur et ayant-droit référencé dans cette base est susceptible de percevoir 63% des revenus générés par Google pour l'utilisation de leurs ouvrages aux USA (achats par les particuliers, abonnement institutionnel pour les établissements d'enseignement, les administrations et les entreprises, revenus publicitaires...). De surcroît, tout ouvrage qui est épuisé aux USA est soumis par défaut à toutes les exploitations permises par Google Books, à charge pour l'ayant-droit de se manifester pour exclure tel ou tel mode d'exploitation. On note toutefois que Google prend soin de rappeler deux limites incontournables : les oeuvres numérisées issues des bibliothèques ne doivent pas faire l'objet d'une réutilisation commerciale, et leurs marquages permettant d'identifier l'auteur ne peuvent être retirés. Des conditions qui se rapprochent beaucoup des thèses du logiciel libre, et qui, sans rejoindre le concept de « domaine public », permettent néanmoins une libre circulation des oeuvres. Google a d'ailleurs recours depuis l'été 2009 aux licences Creative Commons afin de permettre aux ayant-droits de définir, de manière simple et fonctionnelle, l'étendue des droits qu'ils accordent aux internautes. En clair, le Règlement autorise Google à continuer de numériser et exploiter les oeuvres issues des fonds bibliothécaires sans avoir besoin d'autorisation préalable des ayant-droits, sauf dans les cas d'opt-in qui pourraient naître des négociations au cas par cas avec les éditeurs non anglo-saxons (à ce titre, la Chine a déjà indiqué qu'elle n'accorderait aucune autorisation préalable). Les oeuvres littéraires sont indexées dans le moteur de recherche Google Books, consultables par fragments (snippet), et ce jusqu'à 20% de l'oeuvre sans restriction. Enfin, Google peut afficher des publicités sur les pages de consultation, et vendre en ligne les versions numériques des livres. Google prévoit de reverser aux auteurs et ayant-droits un montant de 63% des revenus générés par la publicité et la commercialisation des livres numériques (et a accepté de les indemniser à hauteur de 125 millions de dollars pour les ouvrages précédemment numérisés sans autorisation). On constate donc que l'application de ce Règlement repose sur une démarche active des auteurs et ayant-droits, à qui il incombe de s'opposer à l'exploitation de leurs ouvrages par Google, ou de limiter eux-mêmes certaines modalités proposées par le géant américain. Cette démarche implique d'une part que les auteurs et ayant-droits aient connaissance de la numérisation de l'oeuvre par Google, et d'autre part qu'ils prennent l'initiative de cette démarche d'opt-out. Google n'accepte d'ailleurs d'accord positif (opt-in) que pour les ouvrages publiés aux USA. Dès lors qu'il bouleverse les schémas préexistants de la diffusion des livres, le service Google Books et le Règlement rencontrent beaucoup d'oppositions : · de la part des ayant-droits américains d'abord, qui y voient un blanc-seing donné à la violation massive des copyrights dont ils bénéficient ; · et de la part des concurrents de Google d'autre part (l'Open Book Alliance regroupant notamment Amazon, Microsoft et Yahoo), qui y voient la constitution d'un monopole anticoncurrentiel. Ces opposants se sont fédérés afin de coordonner leur contre-offensive (« Open Book Alliance »). La justice américaine s'est saisie de la question d'une éventuelle violation de la loi antitrust par le monopole dont Google dispose de facto sur l'exploitation des oeuvres orphelines et des oeuvres tombées dans le domaine public, puisque par définition, aucun auteur ni ayant-droit ne peut venir réclamer les 63% proposés par le géant américain. Google ayant alors toute latitude pour exploiter ce fonds commun, d'aucuns ont dénoncé la réapposition d'une droit d'auteur là où plus aucune réservation ne pouvait restreindre les droits du public. Le litige est donc encore loin d'être solutionné pour l'heure aux USA. Mais il a essaimé à l'étranger également, et en France en particulier.
3. Les effets de bord du Règlement dans les autres systèmes juridiques A plusieurs titres, la pratique de l'opt-out adoptée par Google est en contradiction avec les conceptions européennes du droit d'auteur, où tout droit concédé doit faire l'objet d'une mention explicite (conformément par exemple à l'article L.131-3 du Code de la propriété intellectuelle français). En outre, Google devient quasiment monopolistique sur le marché de la diffusion électronique des oeuvres littéraires, ce qui risque de poser des problèmes d'abus de position dominante, comme l'ont déjà relevé ses concurrents américains. Comment en effet contrôler la fixation par Google des prix des licences qu'il accorde sur les oeuvres numérisées par ses soins ? Enfin, l'Union Européenne a vu dans la démarche de Google un risque d'hégémonie culturelle, conforme aux standards américains mais pas forcément aux conceptions européennes du patrimoine culturel. L'Union est en effet réticente à voir une entreprise privée américaine décider des ouvrages à numériser et à valoriser au sein de son service. En effet, l'impact de Google pourrait lui permettre de s'imposer à court terme comme la référence mondiale en matière de fonds documentaires numérisés. Google a d'ailleurs rapidement entrepris de négocier des accords similaires dans d'autres pays, notamment avec les bibliothèques nationales. Les observateurs, qu'ils soient juristes ou économistes, s'interrogent donc sur les perspectives ouvertes par la démarche de Google, entre l'opportunité inédite de diffusion des oeuvres à une dimension sans précédent, et le danger d'appropriation exclusive de ce qui deviendra peut-être demain le principal mode de consultation d'un livre dans le monde. Bonne ou mauvaise, l'initiative de Google a en tous cas le mérite de contraindre les tenants des anciens modes de diffusion du livre à repenser leur organisation, à l'instar de ce que certaines industries du disque ou de la vidéo peinent à faire de leur côté. On constate, en toute hypothèse, que la mobilisation judiciaire est internationale, puisqu'aussi bien des éditeurs allemands, français qu'américains ont introduit des recours devant les tribunaux, aux USA comme en Europe.
1. La problématique centrale du litige Le groupe d'édition a agi sur le fondement de la contrefaçon des ouvrages de son catalogue, précisément parce que ceux-ci ne sont pas libres de droits et que l'éditeur est titulaire des monopoles d'exploitations exclusifs obtenus par contrat avec les auteurs. La Martinière réclamait 15 millions d'euros ainsi qu'une astreinte de 100.000 euros par jour et par infraction constatée, afin de contraindre Google à mettre un terme à la numérisation de son catalogue et à l'indemniser du préjudice subi. On verra plus loin que le juge n'a accédé qu'en partie aux demandes de La Martinière, dans son jugement du 18 décembre 2009. Mais trancher la question de la validité de la démarche de Google pour des ouvrages protégés par le droit français de la propriété intellectuelle impliquait de résoudre la question préalable du droit applicable. Google se retranchait en effet derrière le droit américain et la thèse du « fair use », en arguant du fait que la numérisation est effectuée sur le territoire américain, dans les bibliothèques publiques américaines, par Google Incorporated. La Martinière invoquait quant à elle le fait que la numérisation fautive et la diffusion, bien que partielle, des ouvrages ainsi contrefaits, constituent un préjudice pour les éditeurs et auteurs français. Les éléments de rattachement sont très nombreux, puisque les ouvrages numérisés en litige sont en langue française, écrits par des auteurs français, consultables sur le site de Google enregistré en .fr et rédigé en français, à l'intention évidente des internautes français, comme le confirment les publicités en français qui apparaissent sur le site. Mais quand bien même le droit américain aurait été retenu en dépit de ces éléments de rattachement, les éditeurs français estimaient que Google ne rapportait pas la preuve que les numérisations ont été effectuées uniquement au sein des bibliothèques américaines (seul cas de figure permettant de bénéficier du « fair use »). Dans cette optique, si Google a procédé à des numérisations à partir des bibliothèques européennes avec lesquelles elle a déjà conclu des partenariats, l'application du « fair use » pourrait être entravée. Une grande part de la question résidait donc dans l'applicabilité ou non du « fair use », qui autorise en droit américain les exceptions au droit d'auteur en fonction du caractère commercial ou non de l'utilisation qui est faite de l'oeuvre, ainsi que de la proportion de l'oeuvre ainsi utilisée. Ce « fair use » est bien plus vaste que les exceptions de droit français, et permettait donc une « atteinte » bien supérieure au monopole d'exploitation de l'éditeur. Il s'agissait ici, en réalité, la question bien connue de la territorialité des infractions commises sur internet, qui avait été inaugurée à la fin des années 90 par l'affaire Yahoo Auctions (Yahoo permettant de vendre sur son site d'enchères en ligne des insignes nazis contraire à l'ordre public français). Depuis cette première affaire, la jurisprudence française tend à appliquer le droit français à tout litige qui présente suffisamment d'éléments de « rattachement » à la France. Toutefois, le TGI de Paris a déjà eu, récemment, l'occasion d'appliquer le « fair use » américain, dans une affaire très similaire opposant la Société des Auteurs des arts visuels et de l'Image fixe (SAIF) à... Google Images. Dans cette espèce, le Tribunal avait appliqué l'article 5§2 de la Convention de Berne du 9 septembre 1886, qui dispose qu'en matière de délit complexe de contrefaçon intervenant sur le territoire de plusieurs états signataires, la loi applicable est « celle du pays sur le territoire duquel s'est produit le fait incriminé ». Google s'était donc logiquement fondée sur la localisation géographique de ses serveurs, en Californie, pour obtenir l'application de la loi américaine, et notamment du Copyright Act de 1976. A la différence des délits de presse, pour lesquels la loi applicable est celle du lieu où le dommage est subi, le droit d'auteur international entraîne en effet l'application de la loi du pays du fait générateur. Le Tribunal avait donc repris pour Google Images les principes posés par la Cour de cassation dans ses arrêts Sisro du 5 mars 2002 et Lamore du 30 janvier 2007, comme l'avaient plaidé les conseils de Google. Le débat restait ouvert, et rien ne pouvait indiquer quelle solution serait retenue par le Tribunal dans l'affaire opposant La Martinière au géant américain.
2. Le jugement du TGI de Paris du 18 décembre 2009 S'agissant de Google Books, à l'évidence les éditeurs français préfèreraient obtenir l'application du droit français, dans la mesure où le service Google Book Search ne remplit pas, selon eux, tous les critères de l'exception de courte citation de l'article L.122-5 du CPI. Google insistait de son côté sur le fait que son service de recherche de livres ne propose pas une véritable bibliothèque en libre accès, mais bien un outil de recherche documentaire. Les extraits publiés par l'outil ne pouvant se substituer à l'oeuvre concernée, Google affirme que son service remplit les critères de l'exception de courte citation, et dispense ainsi Google d'obtenir l'autorisation préalable des ayant-droits. Le jugement du TGI de Paris a été rendu le 18 décembre 2009, et constitue un nouvel élément de réflexion dans l'évolution actuelle du droit d'auteur et de la protection de la création intellectuelle sur internet. Le TGI a condamné Google Inc et Google France (dont il est acté qu'elle ne constitue pas et ne peut constituer un simple « bureau commercial » en France) à un montant de 300.000 euros au titre de la contrefaçon, c'est-à-dire de la reproduction sans droit ni titre des oeuvres exploitées par La Martinière. En outre, Google a reçu interdiction de poursuivre sa démarche de numérisation sous astreinte de 10.000 euros par jour de retard. Mais il faut souligner la motivation du jugement : le TGI a estimé que les agissements litigieux devaient être considérés comme commis en France, lieu où le fait dommageable s'est produit. Les juges ont donc retenu le lieu de réalisation du dommage, et non le lieu du fait générateur (soit la numérisation sur les serveurs américains), à l'inverse de l'affaire Google Images / SAIF. Ce choix des juges a été guidé par le nombre suffisants d'éléments de rattachement du litige à la France, dont en particulier la nationalité des demandeurs. Il faut préciser que le TGI de Paris a ici repris la même solution que dans une affaire opposant les ayant-droits d'une photographie à... Google Images (TGI Paris, 9 octobre 2009). Les juges s'étant placés sur le terrain du droit français, ils ont ensuite contrôlé la réalité de la contrefaçon. Google arguait du fait que la numérisation des oeuvres ne permettait pas leur mise à disposition du public in extenso, mais seulement l'affichage d'extraits, conformes à l'exception de courte citation de l'article L.122-5 3°du Code de la propriété intellectuelle. Mais les juges ont dûment rappelé qu'en droit français, la reproduction est distincte de la représentation, et que nonobstant l'affichage d'une partie seulement des textes sur le service Google Books, la numérisation avait bien porté sur les oeuvres sans autorisation de leurs ayant-droits. La numérisation et le stockage des données dans une base constituait ainsi une contrefaçon, et la représentation des pages et des couvertures sur Google Books suffisait à caractériser une diffusion contrefaisante dépassant la simple exception de courte citation, qui de plus portait atteinte à l'intégrité des oeuvres. Reproduction par numérisation illicite puisque contrefaisante, représentation tronquée portant atteinte à l'intégrité des oeuvres, les juges ont ainsi sanctionné le service Google Books et la démarche de Google. Cependant, les juges n'ont condamné Google qu'à un montant de 300.000 euros, à se partager entre les différents demandeurs, ce qui est très loin des 15 millions de préjudice invoqué. Pour limiter l'indemnisation à 300.000 euros, les juges se sont fondés sur les informations issues des différents constats d'huissiers, qui apparaissent contradictoires entre elles. Echouant dans la comptabilisation exacte des ouvrages contrefaits, les demandeurs n'ont donc pas obtenu les montants auxquels ils prétendaient. Par ailleurs, le SNE et la SGDL n'ont obtenu qu'un euros symbolique. Il reste à s'interroger sur la force de cette nouvelle jurisprudence, en particulier sur la question du droit national applicable, face à l'arrêt Lamore (Cass. Civ. I 30 janvier 2007, Lamore c/ Sté Universal City Studio Inc.) qui constitue la jurisprudence de la Cour de cassation et qui tranche la question de conflit de lois dans l'autre sens. L'appel introduit par Google contre la décision du 18 décembre répondra peut-être à cette question. Cette jurisprudence soulève de nombreuses questions annexes, mais la principale reste posée : comment les ayant-droits et titulaires de monopoles d'exploitation issus de l'époque de l'imprimerie, peuvent et doivent s'adapter aux possibilités offertes par les technologies de l'information et de la communication ? La numérisation des oeuvres et leur diffusion par internet sont deux phénomènes parfaitement inexorables. Il s'agit ni plus ni moins que d'un nouveau paradigme de la diffusion des oeuvres, à l'instar des marchés de la musique ou de l'image animée. L'enjeu est simple : compte tenu de ces nouvelles technologies et des nouveaux usages qu'elles entraînent, où doit-on placer la frontière entre monopole privatif d'exploitation (copyright ou droit d'auteur), et liberté d'usage pour le public (exceptions classiques au monopole d'exploitation, voire extension internationale du « fair use ») ? Quel équilibre trouver entre les droits des auteurs et les libertés du public ? Comment les industries doivent-elles se réformer pour continuer à jouer un rôle utile et sain entre les premiers et le second ? De la réponse à ces questions dépend la pérennité des maisons d'édition et plus généralement des intermédiaires économiques entre l'auteur et le public.