Bruno Bonnell (France 2030) "Sur les 31 milliards d'euros investis à ce jour dans France 2030, l'IA représente 2 milliards"
Face à la domination sino-américaine en IA, la France cherche sa voie. Bruno Bonnell, responsable de France 2030, détaille la stratégie française en intelligence artificielle.
JDN. Comment la France peut-elle rivaliser sur le plan international en matière d'intelligence artificielle ? Quelle part des investissements de France 2030 l'IA représente-t-elle ?
Bruno Bonnell. La France à elle seule, même avec le budget conséquent de France 2030, ne pourra pas rivaliser avec les investissements, notamment chinois, dans l'IA. Pour donner un ordre de grandeur, la société chinoise Huawei, proche du gouvernement, s'est engagée à investir 20 milliards par an dans ces technologies. En comparaison, France 2030, le plus grand plan d'investissement français dont je suis en charge, a engagé 19 milliards l'année dernière et 11 milliards l'année précédente, et ce pour toute la France, pas seulement pour une société. En multipliant cela par le nombre de mastodontes technologiques chinois, il est clair que nous ne pouvons pas nous lancer dans une compétition frontale.
Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut rien faire, bien au contraire. Nous devons analyser précisément la demande française et européenne, calibrer et fabriquer nos propres réponses, sans céder à la facilité d'acheter des solutions toutes faites, qu'elles soient américaines ou chinoises. Sur les 31 milliards d'euros investis à ce jour dans France 2030, la composante IA représente 2 milliards d'euros. Ces fonds se sont beaucoup orientés vers de petites structures proposant des solutions pratiques, une approche que nous allons amplifier.
Par ailleurs, sur le volet formation, nous avons déjà mis en place les Instituts 3IA, avec 180 chaires de recherche et environ 300 programmes doctoraux répartis sur 4 instituts en France. Au total, nous investissons 500 millions d'euros dans la formation à l'IA.
Pourquoi la Chine est-elle autant avancée en intelligence artificielle ?
La Chine a toujours dû gérer des problèmes de taille critique, avec des volumes de population, de problématiques et d'investissements sans commune mesure avec ceux de l'Europe ou même des Etats-Unis. Elle a donc depuis longtemps eu besoin d'outils d'optimisation et a beaucoup investi dans ce domaine. Par ailleurs, la Chine n'étant pas le pays le plus démocratique du monde, elle a également développé l'IA à des fins de contrôle et de défense. Gérer quelques personnes dans une pièce ne nécessite pas d'outils sophistiqués, on peut facilement savoir ce qu'elles font, où elles sont, connaître leur agenda. Mais quand on parle de millions ou de centaines de millions de personnes, cela dépasse les capacités humaines. L'IA apportait donc des solutions à cette demande spécifique de la Chine.
Enfin, l'idée de compétitivité et d'innovation était une autre bonne raison pour la Chine d'investir massivement dans l'IA, qui apportait des réponses à de nombreux besoins chinois. C'est cette accélération chinoise qui a poussé les Américains à prendre conscience de la situation et à commencer à fermer leurs frontières, en commençant par le secteur des voitures électriques. Mais cela va s'étendre à de nombreux autres domaines qui deviendront inaccessibles aux acteurs chinois.
La France peut-elle rattraper son retard ?
Je pense qu'il faut aborder le problème sous deux angles différents. D'une part, il ne s'agit pas seulement de rattraper notre retard, mais surtout de faire en sorte que l'IA ne devienne pas un élément de compétitivité qui entraînerait la France à se faire complètement déborder par des produits venant de Chine ou des Etats-Unis. Je m'explique : 80% des LLM aujourd'hui sont soit des modèles chinois, soit des modèles américains. Les modèles comme Mistral sont l'exception, pas la règle.
D'autre part, je pense qu'on peut rattraper notre retard dans certains domaines d'application spécifiques, comme la santé par exemple. L'IA, c'est un peu comme l'histoire du numérique. Quand le numérique est arrivé dans différents pays du monde, certains l'ont adopté pour faire de la production, d'autres pour faire du jeu, d'autres encore pour faire du logiciel de gestion et de comptabilité. Progressivement, des spécialités se sont créées. C'est un peu la même chose avec l'IA : il va falloir qu'on choisisse nos combats et qu'on se montre intransigeants dans certains domaines.
Nous avons des combats évidents, comme tout ce qui concerne notre culture, mais aussi des combats moins évidents sur nos normes, sur la manière de nous protéger des modèles étrangers. Les Chinois ont une approche beaucoup plus pragmatique que nous. Ils se disent : "Je veux fabriquer un chip IA. Je sais qu'il sera moins bon que Nvidia au départ, mais je vais être déterminé, je vais m'accrocher, et si j'empêche Nvidia de venir sur mon territoire pendant que je développe le mien, au bout de 5, 10 ou 15 ans, j'aurai rattrapé mon retard."
Les entreprises françaises adoptent-elles assez rapidement l'IA ?
Non, les entreprises françaises n'adoptent pas assez rapidement l'IA, mais c'est un phénomène que nous avons déjà connu pour d'autres technologies. C'est une caractéristique française : la France est lente à adopter, mais très rapide à rattraper son retard. Prenons l'exemple du téléphone portable : nous avons été très lents à l'adopter par rapport aux autres pays européens, mais en quelques années, nous avons doublé tous nos voisins en termes de taux d'équipement. Le même schéma s'est reproduit pour le magnétoscope et pour le numérique. Je pense que nous pouvons nous attendre au même phénomène avec l'IA. Nous sommes encore dans la partie basse de la courbe, avec quelques "early adopters" qui se lancent, mais beaucoup d'entreprises se posent encore des questions.
C'est pourquoi il va être crucial de mettre en lumière les entreprises françaises de l'IA, notamment à travers le plan France 2030 que nous sommes en train de préparer. L'idée est d'avoir une sorte de "French Tech de l'IA", pour inciter les entreprises, à compétences égales, à choisir une solution française plutôt qu'une solution étrangère.