Julien Cadot et Clément Grandjean (Humanoid) "Avec AI Overviews, les contenus froids les plus rémunérateurs pour les éditeurs n'auront plus de trafic"
Pour Julien Cadot, directeur des opérations, et Clément Grandjean, responsable recommandations & services chez Humanoid, les nouvelles fonctionnalités de recherche chez Google par IA générative mettront un terme au modèle du web ouvert.
JDN. Avez-vous déjà une idée de l'impact potentiel sur vos audiences et recettes publicitaires d'AI Overviews, le moteur de recherche basé sur l'IA de Google, pour l'instant actif uniquement aux Etats-Unis et dans certains pays anglophones ?
Julien Cadot. AI Overviews tel qu'il est présenté sera le fossoyeur du web que nous connaissons. D'une manière générale on peut s'attendre à ce que toute l'industrie soit très fortement impactée par une chute du trafic provenant des requêtes sur le moteur de recherche. Le seul secteur dont on peut espérer qu'il sera plus ou moins épargné sera celui de l'actualité chaude. Pour tout le reste, sur tous les sujets de fond et tous les contenus existants dont l'IA peut se servir pour produire un résumé, je ne vois pas comment on pourra garder un open web concurrentiel avec des contenus de qualité sans que les médias et les créateurs de contenus ne soient rémunérés.
JDN. Sur quels éléments vous fondez-vous pour tirer cette conclusion ?
Julien Cadot. C'est une évidence : avec AI Overviews, le lecteur disposera de la réponse qu'il recherche avant de cliquer. Il n'aura par conséquent aucun intérêt à cliquer sur le lien sélectionné. Google même le reconnait : lorsqu'elle a annoncé le déploiement d'AI Overviews le 14 mai dernier lors de la Google IO, l'entreprise cherchait à rassurer les médias et les créateurs de contenus en indiquant qu'un lien sélectionné dans AI Overviews sera beaucoup plus cliqué qu'un lien donné en format liste dans les résultats de recherche classiques. AI Overviews serait donc un puissant générateur de clics selon Google. Une quinzaine de jours plus tard on observe déjà un changement de discours : au lieu de parler de volume, Elizabeth Reid, VP search chez Google, déclarait dans un post de blog vendredi 31 mai que le trafic généré par AI Overviews est de meilleure qualité.
"AI Overviews sera le fossoyeur du web que nous connaissons"
Pour moi cela est déjà un aveu du fait que l'AI Overviews ne génère pas de trafic aux médias. Pour les rares personnes qui cliqueront, même si le trafic est de qualité, ce n'est pas avec un trafic réduit au minimum que vous pouvez tenir toute une industrie. L'impact sera tout aussi fort sur les recettes publicitaires que sur les abonnements, il sera généralisé.
Quel est le poids du search classique dans la génération du trafic de l'ensemble de vos sites ? Et quel est son impact sur vos recettes ?
Julien Cadot. Les SERP comptent pour 40% de nos audiences tous médias confondus et pour près de 70% de nos recettes de monétisation publicitaire.
Clément Grandjean. Les contenus froids perdront jusqu'à 80% de leurs audiences à cause d'AI Overviews. Or ces contenus alimentés par le SEO, dont les guides d'achat, sont de très importantes sources de revenus pour nous et sont ceux qui offrent les meilleures rémunérations aux éditeurs car ils répondent aux requêtes d'internautes intentionnistes. Les réponses en SEO aux requêtes produits tendront à disparaître dans les résultats du moteur de recherche avec AI Overviews, d'autant que les blocs produits, exposés dans le cadre de Google Shopping et payants, seront eux toujours fortement mis en avant. Il suffit de voir ce qui se passe déjà aux Etats-Unis où AI Overviews est live et où le taux de clics (CTR) chute sur les requêtes touchant des produits. Google pourra toujours se cacher derrière Discover ou Google News pour démontrer qu'il génère du trafic aux éditeurs sur du contenu chaud, mais ce ne sont pas ces canaux-là qui rémunèrent le mieux les éditeurs.
Ce changement semble brutal. A quelle vitesse va-t-il s'opérer ?
Julien Cadot. C'est en effet drastique et plein d'inconnues. AI Overviews est déjà live pour tous les Américains et dans d'autres pays anglophones, comme l'Australie. Selon Google, son déploiement sera progressif mais selon une étude sérieuse que j'ai pu consulter, 42% des requêtes seraient déjà adressées par l'AI Overviews. Même des requêtes de ultra niche sont traitées, comme Elizabeth Reid l'a elle-même indiqué dans son post. Je suis convaincu que cette estimation de 42% est plausible, ce qui révèle que le déploiement est déjà massif, dépassant fortement les chiffres communiqués par Google, selon lesquels AI Overviews ne concernerait pour l'instant qu'entre 2% et 10% des requêtes. Nous ne connaissons pas encore la date à laquelle AI Overviews sera lancé en France mais nous savons que Google entend le déployer auprès de 2 milliards de personnes dans le monde avant la fin de cette année.
"Les modèles de paywall des entreprises seront eux aussi mis à mal"
Clément Grandjean. Rappelons par ailleurs qu'AI Overviews n'est pas une option, il n'y aura donc pas d'opt out possible : le service est présenté par Google comme une extension de son moteur de recherche. Le seul moyen pour nous d'empêcher Google de se servir de nos contenus serait de nous déréférencer ce qui serait mortel pour notre entreprise. Par ailleurs les modèles de paywall des entreprises seront eux aussi mis à mal.
Vers quel modèle se tourner ?
Julien Cadot. Les éditeurs devront jouer sur trois fronts à la fois. Tout d'abord travailler fortement sur leurs marques afin de fidéliser et d'enrichir leurs audiences au sein de communautés fermées, plus restreintes et spécialisées. De fait, les analystes américains sont de plus en plus nombreux à soutenir que nous arrivons déjà à la fin du modèle du web ouvert et de la pluralité de sources pour nous ancrer dans un monde fait de silos où les utilisateurs seront très engagés mais moins nombreux. Il faut par conséquent d'urgence construire ses audiences captives. Ensuite, les éditeurs ont tout intérêt à négocier des accords de licence pour se faire rémunérer pour l'entrainement de ces IA avec leurs contenus, pour compenser leurs pertes, à l'instar de ce qu'a fait Le Monde avec Open AI. Enfin, une troisième mesure à envisager, c'est d'attaquer Google en justice pour abus de position dominante.
"Il faut par conséquent d'urgence construire ses audiences captives"
Clément Grandjean. Le pouvoir de nuisance des gatekeepers est plus que démontré : ces acteurs sont en capacité d'éteindre des marchés entiers. Il suffit de regarder l'historique de l'impact généré par Google Shopping sur les comparateurs de prix, de Google Maps sur les applications de localisation et de YouTube sur les plateformes de vidéo.
En coupant une des plus importantes sources de développement des médias en ligne, Google ne serait pas en train de se tirer une balle dans le pied ?
Julien Cadot. Google sans contenu, c'est quoi ? Rien. Google reste un publicitaire qui affiche des espaces sur un moteur d'indexation du web. Si le web n'a plus d'intérêt, Google fera comment ? La satisfaction des internautes à lire une réponse de qualité sur AI Overviews ne sera possible que grâce au fait que des contenus de qualité existent en ligne. Or ce même contenu de qualité est pillé pour permettre à Google de générer ces réponses.
"Je ne vois pas d'issue à ce projet de web qui se construit sous nos yeux"
Mais le fait est que sans audiences, les médias seront obligés de licencier et que, sans contenus, AI Overviews n'aura pas de réponse à fournir. Google ne donne aucune réponse à ce cercle infernal qu'il est en train de créer et je ne vois pas d'issue à ce projet de web qui se construit sous nos yeux.